Parfois, mes compagnons affirment que je me soucie et m’interroge trop. Toutefois, bien que je m’inquiète parfois sur mon statut de héros, il y a une chose dont je n’ai jamais douté : le bien-fondé absolu de notre quête.
L’Insondable doit être détruit Je l’ai vu, et je l’ai perçu. Le nom que nous lui donnons est un terme bien trop faible, je crois. Oui, il est obscur et insondable, mais aussi terrifiant. Beaucoup ne comprennent pas qu’il est doué de sensation, mais j’ai perçu son esprit, ou ce qui en tient lieu, lors des quelques occasions où je l’ai affronté directement. C’est une créature de destruction, de folie, de corruption. Elle détruirait ce monde non par rancune ou animosité, mais simplement parce que c’est dans sa nature.
28
La salle de bal du Bastion Lekal avait la forme de l’intérieur d’une pyramide. La piste de danse était située sur une estrade à hauteur de la taille, au cœur même de la pièce, et les tables à manger reposaient sur des estrades similaires tout autour. Des serviteurs allaient et venaient précipitamment dans les couloirs qui les séparaient pour servir leur dîner aux aristocrates.
Quatre niveaux de balcons longeaient les contours de la salle pyramidale de la pointe au sommet, chacun un peu plus proche de la piste de danse que le précédent. Bien que la pièce principale soit bien éclairée, les balcons eux-mêmes étaient maintenus dans l’ombre par leurs surplombs. L’ensemble était conçu de manière à offrir une vue sur la caractéristique la plus artistique du bastion : les petits vitraux qui bordaient chaque balcon.
Les nobles de la Maison Lekal se vantaient de posséder les vitraux les plus détaillés de tous les bastions, à défaut des plus larges. Vin devait reconnaître qu’ils étaient impressionnants. Elle avait vu tant de vitraux ces derniers mois qu’elle commençait à ne plus y prêter attention. Mais ceux du Bastion Lekal les éclipsaient nettement. Chacun était un miracle extravagant et détaillé aux couleurs resplendissantes. Des animaux exotiques cabriolaient, des paysages lointains séduisaient l’œil, des portraits de nobles célèbres les montraient assis dans des poses orgueilleuses.
Il y avait également, bien sûr, les images requises dédiées à l’Ascension. Vin les reconnaissait plus facilement désormais et s’étonnait de voir des références à des choses qu’elle avait lues dans le journal. Les collines vert émeraude. Les montagnes escarpées, avec de faibles lignes semblables à des vagues s’échappant de leur sommet. Un lac sombre et profond. Et… la noirceur. L’Insondable. Une créature chaotique de destruction.
Il l’a vaincue, songea Vin. Mais… qu’est-ce que c’était ? Peut-être la fin du journal en révélerait-elle davantage.
Vin secoua la tête et quitta l’alcôve et son vitrail noir. Elle longea nonchalamment le deuxième balcon, vêtue d’une robe d’un blanc pur – tenue qu’elle n’aurait jamais pu imaginer lors de sa vie de skaa. La cendre et la suie faisaient à cette époque bien trop intimement partie de sa vie et elle ne pensait pas avoir eu alors la moindre idée de ce qu’était un blanc immaculé. Ce savoir lui faisait paraître cette robe encore plus extraordinaire. Elle espérait ne jamais perdre ça – la conscience de ce qu’avait été son ancienne vie. Elle l’aidait à apprécier ce qu’elle avait bien davantage que les nobles authentiques ne paraissaient le faire.
Elle continua le long du balcon, en quête de sa proie. Des couleurs scintillantes projetées par les vitraux éclairés de l’extérieur chatoyaient sur le sol. La plupart des vitraux brillaient à l’intérieur de petites alcôves le long du balcon, si bien que le balcon qui se trouvait devant elle alternait des zones d’ombre et de couleur. Vin ne s’arrêta plus pour étudier les vitraux ; elle l’avait déjà beaucoup fait lors de ses premiers bals au Bastion Lekal. Ce soir-là, elle avait du travail en attente.
Elle trouva sa proie en plein milieu de la passerelle du balcon est. Comme Lady Kliss s’entretenait avec un groupe, Vin s’arrêta en feignant d’étudier un vitrail. Le groupe de Kliss se dispersa bientôt – on se lassait très vite de sa compagnie. Elle se mit à longer le balcon en direction de Vin.
Quand elle fut tout près, Vin se retourna, feignant la surprise.
— Ça alors, lady Kliss ! Je ne vous ai pas vue de la soirée.
Kliss se retourna avec enthousiasme, visiblement excitée par la perspective de croiser quelqu’un d’autre avec qui échanger des ragots.
— Lady Valette ! s’exclama-t-elle en s’avançant d’un pas dandinant dans sa direction. Vous avez manqué le bal de lord Cabe la semaine dernière ! J’espère que ce n’était pas dû à une rechute de votre maladie ?
— Non, répondit Vin. J’ai passé cette soirée à dîner avec mon oncle.
— Ah, répondit Kliss, déçue – une rechute aurait fourni une bien meilleure histoire. Eh bien, c’est une bonne chose.
— J’ai entendu dire que vous aviez des nouvelles intéressantes concernant lady Tren-Pedri Delouse, dit prudemment Vin. J’ai moi-même entendu des choses très intéressantes récemment.
Elle mesura Kliss du regard avec l’air de sous-entendre qu’elle serait prête à échanger des ragots juteux.
— Ah oui, ça ! répondit Kliss avec enthousiasme. Eh bien, j’ai entendu dire que Tren-Pedri n’est absolument pas intéressée par une union avec la Maison Aime, bien que son père laisse croire à un mariage imminent. Mais vous connaissez les fils Aime. Franchement, Fedren est un véritable bouffon.
Intérieurement, Vin leva les yeux au ciel. Kliss continua à parler, sans remarquer que Vin souhaitait elle-même partager une information. Recourir à la subtilité avec cette femme, c’est à peu près aussi efficace qu’essayer de vendre des parfums de bain à un skaa des plantations.
— Très intéressant, répondit Vin en interrompant Kliss. Peut-être que l’hésitation de Tren-Pedri s’explique par l’alliance de la Maison Aime avec la Maison Hasting.
Kliss s’interrompit.
— Pourquoi donc ?
— Eh bien, nous savons tous ce que complote la Maison Hasting.
— Ah bon ? demanda Kliss.
Vin feignit l’embarras.
— Ah. Ça ne se sait peut-être pas encore. Je vous en prie, lady Kliss, oubliez ce que je viens de vous dire.
— Oublier ? répondit Kliss. Eh bien, c’est déjà oublié. Mais allons, vous ne pouvez pas vous arrêter là. Que voulez-vous dire ?
— Je ne devrais pas vous en parler, dit Vin. C’est simplement quelque chose que j’ai entendu mon oncle raconter à quelqu’un d’autre.
— Votre oncle ? demanda Kliss, de plus en plus impatiente. Qu’a-t-il dit ? Vous savez que vous pouvez me faire confiance.
— Eh bien…, reprit Vin. Il a dit que la Maison Hasting était en train de relocaliser une grande partie de ses ressources dans ses plantations du Dominat Austral. Mon oncle en était ravi – Hasting a renoncé à certains contrats, et il espérait les obtenir à sa place.
— Relocaliser…, dit Kliss. Ils ne feraient pas ça s’ils ne projetaient pas de quitter la ville.
— Peut-on le leur reprocher ? demanda doucement Vin. Enfin qui veut courir le risque de subir le même sort que la Maison Tekiel ?
— Qui, en effet…, répondit Kliss, laquelle tremblait quasiment d’impatience de partager les nouvelles.
— Quoi qu’il en soit, dit Vin, je vous en prie, ce ne sont que des rumeurs. Il vaut sans doute mieux que vous n’en parliez à personne.
— Bien entendu, répondit Kliss. Hum… Veuillez m’excuser. Je dois aller me rafraîchir.
— Bien sûr, dit Vin, qui la regarda filer en direction de l’escalier du balcon.
Vin sourit. La Maison Hasting, bien entendu, ne faisait pas de tels préparatifs ; Hasting était l’une des maisons les plus puissantes de la ville et il était peu probable qu’elle s’en aille. Mais Dockson était retourné à la boutique fabriquer de faux documents qui impliqueraient, une fois livrés aux endroits appropriés, que Hasting comptait faire ce qu’affirmait Vin.
Si tout se passait bien, la ville tout entière s’attendrait bientôt à voir les Hasting se retirer. Leurs alliés réagiraient en conséquence et commenceraient peut-être même à s’en aller eux-mêmes. Les gens cherchant à acheter des armes chercheraient plutôt ailleurs, redoutant que Hasting ne soit pas en mesure de s’acquitter de ses contrats après son départ. Quand les Hasting ne se retireraient pas, ils passeraient pour des indécis. Leurs alliés disparus, leurs revenus affaiblis, ils seraient peut-être bien la prochaine maison à tomber.
La Maison Hasting était toutefois l’une des plus faciles contre lesquelles travailler. Elle avait une réputation de sournoiserie extrême et les gens croiraient qu’elle préparait un départ secret. Par ailleurs, c’était une maison puissante sur un plan commercial – ce qui signifiait qu’elle dépendait beaucoup de ses contrats pour survivre. Une maison possédant une source de revenu aussi claire et aussi dominante possédait une faiblesse évidente. Lord Hasting avait travaillé dur pour développer l’influence de sa maison ces dernières décennies, et ce faisant, il avait étiré ses ressources jusqu’à leurs limites.
Les autres maisons étaient beaucoup plus stables. Vin soupira et se retourna pour remonter la passerelle d’un pas nonchalant, observant l’horloge massive placée entre les balcons de l’autre côté de la pièce.
Venture ne tomberait pas facilement. Elle conserverait sa force grâce à la seule puissance de sa fortune ; bien qu’elle participe à certains contrats, elle ne comptait pas sur eux comme d’autres maisons. Venture était assez riche, et assez puissante, pour que même les catastrophes commerciales ne fassent guère que la secouer un peu.
D’une certaine façon, sa stabilité était une bonne chose – pour Vin, du moins. La maison ne possédait pas de faiblesses évidentes, et la bande ne serait peut-être donc pas trop déçue qu’elle ne découvre aucun moyen de le faire tomber. Après tout, ils n’avaient pas absolument besoin de détruire la Maison Venture ; ça ne servirait qu’à faciliter le déroulement du plan.
Quoi qu’il puisse se produire, Vin devait s’assurer que Venture ne subisse pas le même sort que la Maison Tekiel. Une fois leur réputation détruite et leurs finances en déséquilibre, les Tekiel avaient tenté de quitter la ville – et cette ultime démonstration de faiblesse avait été de trop. Certains des nobles de Tekiel avaient été assassinés avant leur départ ; on avait retrouvé les autres parmi les décombres calcinés de leurs péniches, victimes apparentes de bandits. Mais Vin savait qu’aucune bande de voleurs n’oserait massacrer tant de nobles à la fois.
Kelsier n’avait toujours pas réussi à découvrir quelle maison se trouvait derrière les meurtres, mais les nobles de Luthadel paraissaient se moquer de l’identité du coupable. La Maison Tekiel s’était laissé affaiblir et rien n’était plus embarrassant aux yeux des aristocrates qu’une Grande Maison incapable de subsister. Kelsier avait raison malgré la courtoisie qu’ils affichaient aux bals, les nobles étaient plus que disposés à se poignarder mutuellement dans la poitrine s’ils pouvaient en tirer profit.
Un peu comme les bandes de voleurs, se dit-elle. Les nobles ne sont en fait pas si différents des gens parmi lesquels j’ai grandi.
Ces mondanités et cette politesse ne faisaient que rendre l’ambiance plus dangereuse encore. Cette façade cachait des intrigues, des assassinats et – peut-être plus important – des Fils-des-brumes. Ce n’était pas un accident si tous les bals auxquels elle avait assisté récemment étaient fréquentés par des gardes en grand nombre, certains en armure et d’autres non. Les fêtes jouaient à présent le rôle supplémentaire d’avertir et de faire étalage de sa puissance.
Elend est en sécurité, se dit-elle. Malgré ce qu’il pense de sa famille, ils ont réussi efficacement à maintenir leur place dans la hiérarchie de Luthadel. Il est l’héritier – ils le protégeront des assassins.
Elle regrettait que ces affirmations ne soient pas un peu plus convaincantes. Elle savait que Shan Elariel complotait quelque chose. La Maison Venture était peut-être en sécurité, mais Elend lui-même était parfois un peu… inconscient. Si Shan faisait quelque chose contre lui personnellement, il pourrait ou non s’agir d’un grand coup frappé contre la Maison Venture – mais ce serait, sans aucun doute, un grand coup frappé contre Vin.
— Lady Valette Renoux, dit une voix. Je crois bien que vous êtes en retard.
Vin se retourna pour voir Elend se prélasser dans une alcôve sur sa gauche. Elle sourit, consulta l’horloge et remarqua qu’elle avait en effet dépassé de quelques minutes l’heure à laquelle elle avait convenu de le retrouver.
— Je dois prendre les mauvaises habitudes de certains de mes amis, dit-elle en s’avançant dans l’alcôve.
— Eh bien, voyez, je n’ai jamais dit que c’était une mauvaise chose, répondit Elend en souriant. Je dirais même qu’il est du devoir d’une dame de la cour de se faire quelque peu attendre. Il est parfois bénéfique aux messieurs de se plier aux caprices d’une femme – du moins, c’était ce que ma mère adorait me répéter.
— Elle me fait l’effet d’une femme d’une grande sagesse, dit Vin.
L’alcôve était juste assez large pour que deux personnes s’y tiennent debout de biais. Elle était placée devant lui, avec le balcon en surplomb un peu plus loin sur sa gauche, un splendide vitrail lavande sur sa droite, et leurs pieds se touchaient presque.
— Oh, je n’en suis pas si sûr, répondit Elend. Après tout, elle a épousé mon père.
— Et rejoint par là même la maison la plus puissante de l’Empire Ultime. On ne peut pas faire beaucoup mieux – enfin, elle aurait sans doute pu tenter d’épouser le Seigneur Maître. Mais aux dernières nouvelles, il n’était pas en quête d’une épouse.
— Quel dommage, répondit Elend. Peut-être qu’il paraîtrait un peu moins déprimé s’il y avait une femme dans sa vie.
— J’imagine que tout dépendrait de la femme. (Vin jeta un coup d’œil latéral tandis qu’un petit groupe de courtisans passait près d’eux sans se presser.) Vous savez, ce n’est pas vraiment l’endroit le plus intime qui soit. Les gens nous jettent des regards curieux.
— C’est vous qui êtes entrée ici pour me rejoindre, souligna Elend.
— Oui, eh bien, je n’avais pas pensé aux ragots qui risquaient de circuler.
— Qu’ils circulent donc, répondit Elend en se redressant de toute sa taille.
— Parce que ça va contrarier votre père ?
Elend secoua la tête.
— Je m’en moque bien désormais, Valette. (Il s’avança d’un pas, ce qui les rapprocha encore davantage. Vin sentait son haleine. Il resta un moment immobile avant de reprendre la parole.) Je crois que je vais vous embrasser.
Vin frissonna légèrement.
— Je crois qu’il vaut mieux que vous n’en fassiez rien, Elend.
— Pourquoi ?
— Que savez-vous réellement de moi ?
— Pas autant que je le voudrais, répondit-il.
— Et pas autant qu’il le faudrait, dit Vin en levant les yeux pour regarder droit dans les siens.
— Alors dites-m’en plus, dit-il.
— Je ne peux pas. Pas maintenant.
Elend resta un moment immobile, puis hocha légèrement la tête et se dégagea.
— Alors si nous allions nous promener ?
— Oui, répondit Vin, soulagée – en même temps qu’un peu déçue.
— Ce sera préférable, dit Elend. La lumière de cette alcôve est franchement exécrable pour la lecture.
— Je vous l’interdis, répondit Vin en jetant un coup d’œil au livre rangé dans sa poche tandis qu’elle le rejoignait sur la passerelle. Lisez quand vous vous trouvez avec quelqu’un d’autre, mais pas avec moi.
— Mais c’est ainsi qu’a commencé notre relation !
— Et ainsi qu’elle pourrait se terminer, dit-elle en lui prenant le bras.
Elend sourit. Ils n’étaient pas le seul couple à marcher le long du balcon et d’autres, en bas, tournoyaient lentement au son de la musique lointaine.
Tout ça semble tellement paisible. Et pourtant, il y a quelques jours à peine, ces gens ont regardé sans rien faire une femme et des enfants se faire décapiter.
Elle percevait le bras d’Elend, sa chaleur. Kelsier disait qu’il souriait autant parce qu’il éprouvait le besoin de tirer du monde toute la joie qu’il pouvait – de savourer les moments de bonheur qui paraissaient si rares dans l’Empire Ultime. Marchant un temps aux côtés d’Elend, Vin eut l’impression de commencer à comprendre ce qu’il éprouvait.
— Valette…, dit lentement Elend.
— Oui ?
— Je veux que vous quittiez Luthadel, dit-il.
— Quoi ?
Il hésita et se retourna pour la regarder.
— J’y ai beaucoup réfléchi. Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais cette ville est en train de devenir dangereuse. Très dangereuse.
— Je sais.
— Alors vous savez qu’une petite maison sans alliés n’a pas sa place actuellement dans le Dominât Central, dit Elend. Votre oncle a été courageux de venir ici pour tenter de s’établir, mais il a choisi le mauvais moment. Je… je crois que les choses vont échapper à tout contrôle d’ici peu. Quand ça se produira, je ne peux garantir votre sécurité.
— Mon oncle sait ce qu’il fait, Elend.
— C’est différent, Valette, répondit-il. Des maisons entières sont en train de tomber. La famille Tekiel n’a pas été massacrée par des bandits – c’était l’œuvre de la Maison Hasting. Ce ne seront pas les dernières morts que nous verrons avant que tout ça prenne fin.
Vin hésita, se rappelant Shan.
— Mais… vous êtes en sécurité, non ? La Maison Venture… n’est pas comme les autres. Elle est stable.
Elend secoua la tête.
— Nous sommes encore plus vulnérables que les autres, Valette.
— Mais votre fortune est grande, dit Vin. Vous ne dépendez pas des contrats.
— Ils ne sont peut-être pas visibles, répondit Elend, mais ils sont bien là, Valette. Nous faisons bonne figure et les autres supposent que nous possédons plus que nous n’avons en réalité. Mais avec les impôts que le Seigneur Maître oblige les maisons à payer… Eh bien, la seule manière pour nous de conserver un tel pouvoir dans la ville, c’est à travers des revenus. Des revenus secrets.
Vin fronça les sourcils et Elend se pencha en avant, murmurant presque.
— Ma famille extrait l’atium du Seigneur Maître, Valette, dit-il. C’est de là que provient notre fortune. D’une certaine façon, notre stabilité dépend presque entièrement des caprices du Seigneur Maître. Il n’aime pas prendre la peine de recueillir lui-même l’atium, mais il se montre extrêmement inquiet quand le calendrier de livraison est perturbé.
Essaie d’en découvrir plus ! lui dicta son instinct. C’est ça, le secret dont Kelsier a besoin.
— Oh, Elend, chuchota Vin. Vous ne devriez pas me dire ça.
— Pourquoi ? demanda-t-il. J’ai confiance en vous. Écoutez, vous devez comprendre à quel point la situation est dangereuse. Les réserves d’atium ont connu quelques soucis récemment. Depuis… eh bien, un incident qui remonte à quelques années. Depuis, les choses ont changé. Mon père ne peut plus satisfaire aux quotas du Seigneur Maître, et la dernière fois que ça s’est produit…
— Quoi ?
— Eh bien, répondit Elend, l’air préoccupé. Disons simplement que la situation pourrait bientôt se révéler critique pour les Venture. Le Seigneur Maître dépend de cet atium, Valette – c’est l’un des principaux moyens pour lui de contrôler les nobles. Une maison sans atium ne peut se défendre contre les Fils-des-brumes. En maintenant une réserve abondante, le Seigneur Maître contrôle le marché et se rend extrêmement puissant. Il finance ses armées en s’assurant de la rareté de l’atium, puis en vendant des fragments à des prix exorbitants. Si vous en saviez un peu plus sur l’économie de l’allomancie, vous comprendriez peut-être un peu mieux tout ça.
Oh, croyez-moi, j’en comprends bien plus que vous ne le croyez. Et maintenant, j’en sais bien plus que je ne devrais.
Elend marqua une pause, souriant d’un air aimable tandis qu’un obligateur longeait nonchalamment le balcon près d’eux. L’obligateur les toisa de la tête aux pieds, les yeux songeurs au sein de leur nid de tatouages.
Elend se retourna vers elle dès qu’il fut passé.
— Je veux que vous partiez, répéta-t-il. Les gens savent quelle attention je vous ai accordée. Avec un peu de chance, ils supposeront que c’était simplement pour contrarier mon père, mais ils pourraient malgré tout essayer de vous utiliser. Les Grandes Maisons n’auraient pas de scrupules à écraser toute votre famille rien que pour nous atteindre, mon père et moi. Il faut que vous partiez.
— Je vais… y réfléchir, répondit Vin.
— Il ne reste pas beaucoup de temps pour réfléchir, l’avertit Elend. Je veux que vous partiez avant de vous retrouver trop impliquée dans ce qui se passe en ville.
J’y suis déjà impliquée bien plus que vous ne le pensez.
— Je vais y réfléchir, répéta-t-elle. Écoutez, Elend, je crois que vous devriez plutôt vous inquiéter pour vous-même. Je crois que Shan Elariel va tenter quelque chose pour vous atteindre.
— Shan ? demanda Elend, amusé. Elle est inoffensive.
— Je ne crois pas, Elend. Vous devez vous montrer plus prudent.
Il éclata de rire.
— Regardez-nous… Chacun essayant de convaincre l’autre qu’il se trouve dans une situation terrible, chacun refusant obstinément d’écouter l’autre.
Vin hésita, puis sourit.
Elend soupira.
— Vous n’allez pas m’écouter, hein ? Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour vous convaincre de partir ?
— Pas pour l’instant, répondit-elle calmement. Écoutez, Elend, ne pourrions-nous pas simplement profiter du temps que nous passons ensemble ? Si les choses continuent comme ça, nous n’aurons plus beaucoup d’occasions comme celle-ci avant longtemps.
Il hésita, puis acquiesça enfin. Elle le voyait préoccupé mais il se concentra de nouveau sur leur promenade et la laissa doucement lui prendre le bras. Ils marchèrent ensemble un moment, en silence, jusqu’à ce que quelque chose attire l’attention de Vin. Elle retira les mains de son bras et en baissa une pour prendre la sienne.
Il lui jeta un coup d’œil, fronçant les sourcils d’un air perplexe tandis qu’elle tapotait l’anneau qu’il portait au doigt.
— C’est bel et bien du métal, dit-elle, un peu surprise malgré ce qu’on lui avait dit.
Elend hocha la tête.
— De l’or pur.
— Et vous ne vous inquiétez pas des…
— Des allomanciens ? demanda Elend, qui haussa les épaules. Je n’en sais rien – je n’ai jamais dû affronter ce genre de choses. Vous ne portez pas de métal, dans les plantations ?
Vin secoua la tête, tapotant l’une des barrettes qu’elle portait dans les cheveux.
— C’est du bois peint, expliqua-t-elle.
Elend hocha la tête.
— C’est sans doute judicieux, dit-il. Enfin bref, plus longtemps vous resterez à Luthadel, plus vous comprendrez qu’on fait peu de choses ici au nom de la sagesse. Le Seigneur Maître porte des anneaux de métal – et par conséquent, la noblesse aussi. Certains philosophes estiment que tout ça fait partie de son plan. Le Seigneur Maître porte du métal parce qu’il sait que les nobles vont l’imiter, ce qui donnera par conséquent à ses Inquisiteurs du pouvoir sur eux.
— Vous êtes de leur avis ? demanda Vin qui lui reprit le bras en marchant. Celui des philosophes, je veux dire ?
Elend secoua la tête.
— Non, répondit-il plus bas. Le Seigneur Maître… est simplement arrogant. J’ai entendu parler de guerriers, il y a longtemps, qui se précipitaient au combat sans armure, soi-disant pour prouver leur bravoure et leur force. C’est la même chose ici, je crois – encore qu’à un niveau bien plus subtil. Il porte du métal pour faire étalage de son pouvoir, pour montrer qu’il n’est ni effrayé, ni menacé, par tout ce que nous pouvons lui faire.
Eh bien, songea Vin, il est disposé à qualifier le Seigneur Maître d’arrogant. Peut-être que je peux lui en faire révéler un peu plus…
Elend hésita et jeta un coup d’œil à l’horloge.
— Je crains de ne pas avoir énormément de temps ce soir, Valette.
— Aucun problème, répondit Vin. Vous allez devoir rejoindre vos amis.
Elle lui jeta un coup d’œil pour jauger sa réaction.
Il ne parut pas très surpris. Il se contenta de la regarder en haussant un sourcil.
— En effet. Vous êtes très observatrice.
— Il ne faut pas l’être beaucoup, répondit-elle. Chaque fois que nous nous trouvons dans les Bastions Hasting, Venture, Lekal ou Elariel, vous vous esquivez avec les mêmes personnes.
— Mes compagnons de boisson, répondit Elend en souriant. Un groupe assez improbable compte tenu du climat politique actuel, mais ça contribue à contrarier mon père.
— Que faites-vous lors de ces réunions ? demanda Vin.
— Nous parlons essentiellement philosophie, répondit Elend. Nous sommes un groupe assez ennuyeux – ce qui n’a rien de très étonnant, j’imagine, quand on nous connaît. Nous parlons du gouvernement, de politique… du Seigneur Maître.
— À quel sujet ?
— Eh bien, nous n’aimons pas beaucoup certaines des choses qu’il a faites avec l’Empire Ultime.
— Alors vous voulez vraiment le renverser ! répondit Vin.
Elend la regarda avec une étrange expression.
— Le renverser ? Qu’est-ce qui vous a donné cette idée, Valette ? C’est le Seigneur Maître – c’est Dieu. Nous ne pouvons rien faire par rapport à sa domination. (Il détourna le regard tandis qu’ils continuaient à marcher.) Non, mes amis et moi, nous souhaitons simplement… que l’Empire Ultime soit un peu différent. Nous ne pouvons rien changer actuellement, mais peut-être qu’un jour – à supposer que nous survivions tous à l’année à venir – nous serons en position d’influencer le Seigneur Maître.
— Pour faire quoi ?
— Eh bien, prenez par exemple ces exécutions, il y a quelques jours, répondit Elend. Je ne vois pas quel effet positif elles ont bien pu avoir. Les skaa se sont rebellés. En guise de représailles, le Ministère a exécuté quelques centaines de personnes prises au hasard. Qu’est-ce que ça accomplira à part rendre le peuple encore plus furieux ? Donc, la prochaine fois, la rébellion sera encore plus importante. Est-ce que ça signifie que le Seigneur Maître ordonnera de décapiter encore plus de gens ? Combien de temps est-ce que ça continuera avant qu’il ne reste tout simplement plus de skaa ?
Vin marcha un moment dans un silence pensif.
— Et qu’est-ce que vous y feriez, Elend Venture ? demanda-t-elle enfin. Si vous aviez le pouvoir.
— Je n’en sais rien, avoua Elend. J’ai lu beaucoup de livres – dont certains que je ne suis pas censé lire – sans trouver de réponses évidentes. Mais je suis persuadé que décapiter les gens ne résoudra rien. Le Seigneur Maître est en place depuis longtemps – on pourrait s’attendre à ce qu’il ait trouvé une meilleure méthode. Mais nous devrons poursuivre plus tard…
Il ralentit et se retourna pour la regarder.
— Il est déjà l’heure ? demanda-t-elle.
Elend hocha la tête.
— J’ai promis de les retrouver, et ils comptent plus ou moins sur moi. Je pourrais sans doute les avertir que je vais être en retard…
Vin secoua la tête.
— Allez boire avec vos amis. Ne vous en faites pas pour moi – il y a encore quelques personnes avec qui je dois parler, de toute façon.
Elle devait effectivement se remettre au travail ; Brise et Dockson avaient passé des heures à réfléchir aux mensonges qu’elle était censée répandre, et ils attendraient son rapport à la boutique de Clampin après la fête.
Elend sourit.
— Peut-être que je ne devrais pas trop m’inquiéter à votre sujet. Qui sait – compte tenu de toutes vos manœuvres politiques, peut-être que la Maison Renoux sera bientôt la plus puissante en ville et que je ne serai qu’un humble mendiant.
Vin sourit et il s’inclina – en lui adressant un clin d’œil – puis se dirigea vers l’escalier. Vin s’avança lentement vers la rambarde du balcon pour regarder les gens danser et dîner en contrebas.
Donc, ce n’est pas un révolutionnaire, se dit-elle. Kelsier avait raison, une fois de plus. Je me demande s’il lui arrive de s’en lasser.
Malgré tout, elle n’arrivait pas à être vraiment déçue par Elend. Tout le monde n’était pas assez fou pour envisager de renverser leur empereur-dieu. Le simple fait qu’Elend choisisse de penser par lui-même le distinguait des autres ; c’était quelqu’un de bien, qui méritait une femme digne de sa confiance.
Malheureusement, c’était Vin qu’il avait à la place.
Donc, la Maison Venture extrait en secret l’atium du Seigneur Maître, se dit-elle. Ça doit être eux qui régissent les Fosses de Hathsin.
C’était une position affreusement précaire pour une maison : leurs finances dépendaient directement du bon vouloir du Seigneur Maître. Elend pensait être prudent, mais Vin s’inquiétait. Il ne prenait pas Shan Elariel assez au sérieux – Vin en avait la certitude. Elle se retourna et s’éloigna du balcon d’un pas décidé pour rejoindre le rez-de-chaussée.
Elle trouva facilement la table de Shan celle-ci était toujours assise en compagnie d’un large groupe de femmes nobles, auquel elle présidait comme un lord dans sa plantation. Vin hésita. Elle n’avait jamais abordé Shan directement. Mais il fallait bien que quelqu’un protège Elend ; de toute évidence, il était trop naïf pour le faire lui-même.
Vin s’avança sans se presser. Le Terrisien de Shan l’étudia tandis qu’elle approchait. Il était très différent de Sazed – il ne possédait pas le même… esprit. Cet homme-ci conservait une expression neutre, comme une créature taillée dans la pierre. Quelques-unes des dames lancèrent des regards désapprobateurs en direction de Vin, mais la plupart – Shan comprise – l’ignorèrent.
Vin resta plantée gauchement près de la table, guettant une pause dans la conversation. Il n’y en eut aucune. Enfin, elle s’avança simplement de quelques pas vers Shan.
— Lady Shan ? demanda-t-elle.
L’intéressée se retourna, l’expression glaciale.
— Je ne vous ai pas envoyée chercher, paysanne.
— En effet, mais j’ai trouvé quelques livres qui vous…
— Je n’ai plus besoin de vos services, répondit Shan en se détournant. Je peux m’occuper d’Elend Venture toute seule. Maintenant, soyez une gentille petite cruche et cessez de me déranger.
Vin resta plantée là, stupéfaite.
— Mais votre plan…
— Je viens de vous dire que je n’avais plus besoin de vous. Vous me trouviez dure avec vous jusqu’ici, jeune fille ? C’était quand vous étiez dans mes bonnes grâces. Essayez un peu de m’agacer maintenant.
Vin se recroquevilla par réflexe sous le regard humiliant de cette femme. Elle paraissait… dégoûtée. En colère, même. Jalouse ?
Elle a dû finir par comprendre, se dit Vin. Elle s’est enfin rendu compte que je ne suis pas simplement en train de jouer avec Elend. Elle sait que je tiens à lui et ne me fait pas confiance pour garder ses secrets.
Vin s’éloigna de la table. Apparemment, elle allait devoir recourir à une autre méthode pour découvrir les projets de Shan.
Malgré ce qu’il répétait souvent, Elend Venture ne se considérait pas comme quelqu’un de grossier. C’était davantage un… philosophe. Il aimait manipuler et orienter la conversation pour voir comment réagissaient les gens. Comme les grands penseurs d’antan, il repoussait les limites et expérimentait des méthodes non conventionnelles.
Évidemment, se dit-il, élevant sa coupe de brandy devant ses yeux pour l’inspecter d’un œil songeur, la plupart de ces vieux philosophes ont fini par être exécutés pour trahison. Pas les modèles les plus heureux qui soient.
Sa conversation politique de la soirée avec son groupe ayant pris fin, il s’était retiré avec plusieurs amis dans le salon du Bastion Lekal, une petite pièce adjacente à la salle de bal. Elle était meublée dans des tons vert foncé et les fauteuils y étaient confortables ; c’aurait été un endroit agréable où lire, s’il avait été d’un peu meilleure humeur. Jastes, face à lui, tirait sur sa pipe d’un air satisfait. C’était agréable de voir le jeune Lekal si calme. Ces dernières semaines avaient été difficiles pour lui.
Une guerre entre maisons, se dit Elend. Comme le moment est mal choisi. Pourquoi maintenant ? Tout se passait si bien…
Telden revint quelques instants plus tard muni d’un verre rempli.
— Tu sais, dit Jastes, accompagnant ses paroles d’un geste de sa pipe, chacun des serviteurs ici présents t’aurait apporté un nouveau verre.
— J’avais envie de me dégourdir les jambes, répondit Telden en s’installant sur le troisième fauteuil.
— Et tu as fait du charme à pas moins de trois femmes sur le chemin du retour, répondit Jastes. J’ai compté.
Telden sourit tout en sirotant sa boisson. Ce solide gaillard ne se contentait jamais de s’asseoir : il se prélassait. Telden parvenait à paraître à l’aise et détendu quelle que soit la situation, toujours séduisant avec ses élégants costumes et ses cheveux soigneusement coupés.
Peut-être que je devrais prêter plus attention à ces choses-là, songea Elend. Valette tolère mes cheveux tels quels, mais elle préférerait peut-être que je les fasse coiffer ?
Elend envisageait souvent de se rendre chez un coiffeur ou un tailleur, mais d’autres sujets retenaient généralement son attention. Il se perdait dans ses études ou passait trop de temps à lire, puis arrivait en retard à ses rendez-vous. Une fois de plus.
— Elend est bien silencieux ce soir, fit remarquer Telden.
Bien que d’autres groupes masculins soient assis dans le salon, les fauteuils étaient assez dispersés pour permettre des discussions privées.
— Il est souvent comme ça, ces derniers temps, répondit Jastes.
— Ah, oui, répondit Telden en fronçant légèrement les sourcils.
Elend les connaissait assez bien pour saisir l’allusion.
— Eh bien, voyez, pourquoi faut-il que les gens soient comme ça ? Si vous avez quelque chose à dire, pourquoi ne pas le dire simplement ?
— Question de politique, mon ami, répondit Jastes. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, nous sommes des nobles.
Elend leva les yeux au ciel.
— D’accord, je vais le dire, répliqua Jastes en se passant la main dans les cheveux, habitude qui devait contribuer, songea Elend, à la calvitie naissante du jeune homme. Tu as passé beaucoup de temps récemment avec la jeune Renoux, Elend.
— Il y a une explication très simple à ça, répondit Elend. Voyez-vous, il se trouve que je l’apprécie.
— Ce n’est pas une bonne nouvelle, Elend, répondit Telden en secouant la tête. Pas du tout, même.
— Pourquoi ? demanda Elend. Toi-même, Telden, tu parais bien satisfait d’ignorer les différences de classe. Je t’ai vu faire du charme à la moitié des servantes de cette pièce.
— Je ne suis pas héritier de ma maison, répondit Telden.
— Et puis, ajouta Jastes, ces filles-là sont dignes de confiance. C’est ma famille qui les a engagées – on connaît leurs maisons, leur passé et leurs allégeances.
Elend fronça les sourcils.
— Qu’es-tu en train de sous-entendre ?
— Il y a quelque chose d’étrange chez cette fille, Elend, répondit Jastes.
Il avait retrouvé sa nervosité coutumière et abandonné sa pipe sur son support déposé à même la table.
Telden hocha la tête.
— Elle s’est rapprochée de toi trop vite, Elend. Elle veut quelque chose.
— Par exemple ? demanda Elend avec un agacement croissant.
— Elend, Elend, lança Jastes. Tu ne peux pas te tenir à l’écart du jeu en disant simplement que tu n’as pas envie de jouer. Il va te rattraper. Renoux s’est installé en ville au moment précis où des tensions commençaient à naître entre les maisons, en amenant avec lui une descendante inconnue – qui s’est mise aussitôt à courtiser le jeune homme le plus important et le plus disponible de Luthadel. Tu ne trouves pas ça curieux ?
— En réalité, répondit Elend, c’est moi qui l’ai abordée le premier – ne serait-ce que parce qu’elle m’avait volé mon coin lecture.
— Mais tu dois bien admettre que la vitesse à laquelle elle s’est accrochée à toi est suspecte, insista Telden. Si tu cherches la romance, Elend, tu dois apprendre une chose : tu peux jouer avec les femmes si tu veux, mais ne t’autorise pas à trop les approcher. C’est là que les ennuis commencent.
Elend secoua la tête.
— Valette est différente.
Les deux autres échangèrent un coup d’œil, puis Telden haussa les épaules et reporta son attention sur sa boisson. Jastes, quant à lui, soupira, se leva puis s’étira.
— Enfin bref, je ferais sans doute mieux d’y aller.
— Encore un verre, répondit Telden.
Jastes fit signe que non tout en se passant la main dans les cheveux.
— Tu sais comment sont mes parents les soirs de bal – si je ne vais pas dire adieu à au moins quelques-uns des invités, je vais me faire harceler sur le sujet pendant des semaines.
Leur cadet leur souhaita bonne nuit et regagna la salle de bal principale. Telden but une gorgée de sa boisson tout en mesurant Elend du regard.
— Je ne suis pas en train de penser à elle, dit Elend avec irritation.
— Alors à quoi ?
— À la réunion de ce soir, répondit Elend. Je ne sais pas trop si j’apprécie la façon dont ça s’est passé.
— Bah, répondit le grand gaillard avec un geste de la main. Tu deviens aussi terrible que Jastes. Qu’est-il arrivé à l’homme qui assistait à ces réunions simplement pour se détendre et passer de bons moments avec ses amis ?
— Il est inquiet, répondit Elend. Certains de ses amis risquent de se retrouver à la tête de leurs maisons plus tôt qu’il ne s’y attendait, et il craint qu’aucun d’entre nous ne soit prêt.
Telden ricana.
— Ne sois pas si excessif, dit-il en adressant un sourire et un clin d’œil à la jeune servante venue débarrasser les coupes vides. J’ai le sentiment que tout ça va bientôt se calmer. Dans quelques mois, on y repensera en se demandant pourquoi on se tracassait tant.
Sauf Kale Tekiel, se dit Elend.
Mais la conversation tarit et Telden finit par se retirer. Elend resta encore assis un moment et ouvrit Les Préceptes de la société, mais il eut du mal à se concentrer sur sa lecture. Il retournait sa coupe de brandy entre ses doigts, sans boire beaucoup pour autant.
Je me demande si Valette est déjà repartie… Il avait tenté de la retrouver une fois la séance terminée, mais elle assistait apparemment elle aussi à une sorte de réunion.
Cette fille, songea-t-il paresseusement, s’intéresse trop à la politique pour son propre bien. Peut-être était-il simplement jaloux – à peine quelques mois passés à la cour et elle paraissait déjà plus compétente que lui. Elle était tellement téméraire, tellement hardie, tellement… intéressante. Elle ne correspondait à aucun des stéréotypes de la cour qu’on lui avait appris à attendre.
Se pourrait-il que Jastes ait raison ? se demanda-t-il. Elle est effectivement différente des autres femmes, et elle a bel et bien sous-entendu que je ne connaissais pas tout d’elle.
Elend chassa cette idée de son esprit. Valette était différente, c’était vrai – mais également innocente, d’une certaine façon. Enthousiaste, pleine de cran et d’émerveillement.
Il s’inquiétait pour elle ; de toute évidence, elle ignorait à quel point Luthadel pouvait se révéler dangereuse. La politique de la cour allait tellement plus loin que ces fêtes et ces intrigues minables. Que se passerait-il si quelqu’un décidait d’envoyer un Fils-des-brumes s’occuper d’elle et de son oncle ? Renoux avait peu de liens, et quelques assassinats à Fellise ne feraient sourciller personne à la cour. L’oncle de Valette savait-il comment prendre les précautions adéquates ? Se souciait-il seulement des allomanciens ?
Elend soupira. Il allait simplement devoir s’assurer que Valette quitte la cour. C’était la seule solution.
Le temps que sa voiture atteigne le Bastion Venture, Elend décida qu’il avait trop bu. Il monta vers ses appartements, impatient de retrouver son lit et ses oreillers.
Toutefois, le couloir menant à sa chambre passait devant le bureau de son père. La porte était ouverte et de la lumière s’en échappait malgré l’heure tardive. Elend s’efforça de fouler le tapis en silence, mais la discrétion n’avait jamais été son fort.
— Elend ? l’interpella son père depuis le bureau. Viens ici.
Elend soupira tout bas. Peu de chose échappait à lord Straff Venture. C’était un Œil-d’étain – ses sens étaient tellement affûtés qu’il avait dû entendre la voiture d’Elend approcher à l’extérieur. Si je ne l’affronte pas tout de suite, il va envoyer des serviteurs me harceler jusqu’à ce que je descende lui parler…
Elend fit demi-tour et entra dans le bureau. Assis dans son fauteuil, son père s’entretenait tranquillement avec TenSoon – le kandra des Venture. Elend ne s’était pas encore habitué au corps le plus récent de la créature, qui avait été celui d’un serviteur de la famille Hasting. Elend frissonna lorsqu’il le remarqua. La créature s’inclina, puis se retira de la pièce.
Elend s’appuya au chambranle de la porte. Le fauteuil de Straff faisait face à plusieurs étagères de livres le père d’Elend n’en avait certainement jamais ouvert un seul. La pièce était éclairée par deux lampes au couvercle pratiquement fermé pour ne laisser passer qu’une faible lumière.
— Tu as assisté au bal ce soir, déclara Straff. Qu’as-tu appris ?
Elend leva la main pour se frotter le front.
— Que j’ai tendance à boire beaucoup trop de brandy.
Le commentaire n’amusa guère Straff. Il était le parfait archétype du noble impérial grand, les épaules fermes, toujours vêtu d’un costume et d’un gilet sur mesure.
— Tu as… revu cette jeune fille ? demanda-t-il.
— Valette ? Hum, oui. Mais pas aussi longtemps que je l’aurais souhaité.
— Je t’ai interdit de passer du temps avec elle.
— Oui, répondit Elend. Je m’en souviens.
L’expression de Straff s’assombrit. Il se leva pour s’approcher du bureau.
— Oh, Elend, dit-il. Quand vas-tu enfin maîtriser ton tempérament puéril ? Crois-tu que je n’aie pas compris que tu jouais les idiots uniquement pour me contrarier ?
— En réalité, père, il y a déjà un moment que j’ai maîtrisé mon « tempérament puéril » – il semblerait que mes penchants naturels parviennent encore mieux à vous agacer. Je regrette de ne pas m’en être aperçu plus tôt ; j’aurais pu m’épargner pas mal d’efforts lors de mes jeunes années.
Son père ricana, puis lui montra une lettre.
— J’ai dicté ce courrier à Staxles il y a peu. C’est une réponse positive à une invitation à déjeuner avec lord Tegas demain après-midi. Si une guerre entre maisons éclate réellement, je veux m’assurer que nous serons en position de détruire les Hasting le plus vite possible, et Tegas pourrait se révéler un allié puissant. Il a une fille. J’aimerais que tu lui tiennes compagnie à ce déjeuner.
— Je vais y réfléchir, répondit Elend en se tapotant la tête. Je ne sais pas trop dans quel état je serai demain matin. Trop de brandy, tu te rappelles ?
— Tu y assisteras, Elend. Ce n’est pas une demande.
Elend hésita. Une partie de lui avait envie de lancer à son père une repartie agressive, de résister – pas parce que l’endroit où il déjeunerait lui importait, mais à cause d’un point autrement plus capital.
Hasting est la deuxième maison la plus puissante de la ville. Si nous nous alliions avec elle, ensemble, nous pourrions sauver Luthadel du chaos. Nous pourrions arrêter la guerre entre les maisons au lieu de l’enflammer.
C’était l’effet que ses livres avaient produit sur lui – ils l’avaient transformé de dandy rebelle en apprenti philosophe. Malheureusement, il avait trop longtemps joué les idiots. Quoi d’étonnant à ce que Straff n’ait pas remarqué ces changements chez son fils ? Elend lui-même commençait à peine à en prendre conscience.
Straff continua à le fusiller du regard, et Elend détourna le sien.
— Je vais y réfléchir, répondit-il.
Straff agita la main en un geste méprisant et se retourna.
Afin de sauver ce qui restait de sa fierté, Elend poursuivit :
— Tu n’as sans doute même pas besoin de te soucier des Hasting – il semblerait qu’ils se préparent à filer de la ville.
— Quoi ? demanda Straff. Où as-tu entendu ça ?
— Au bal, répondit Elend sur un ton léger.
— Je croyais que tu n’avais rien appris d’important.
— Eh bien, vois-tu, je n’ai jamais rien dit de tel. C’est simplement que je ne voulais pas le partager avec toi.
Lord Venture fronça les sourcils.
— Je ne sais même pas pourquoi je m’y intéresse – tu ne dois jamais rien apprendre qui ait la moindre valeur. J’ai tenté de te former à la politique, mon garçon. J’ai vraiment essayé. Mais à présent… eh bien, j’espère te voir mort de mon vivant, car cette maison se prépare à un avenir sinistre si jamais tu en prends la tête.
— J’en sais bien plus que tu ne le crois, père.
Straff éclata de rire et retourna s’asseoir dans son fauteuil.
— J’en doute fort, mon garçon. Tu n’es même pas capable de coucher avec une femme comme il se doit – la dernière fois que tu as essayé, et la seule à ma connaissance, j’ai dû te conduire moi-même au bordel.
Elend rougit. Sois prudent, se dit-il. Il aborde ce sujet à dessein. Il sait à quel point ça te perturbe.
— Va te coucher, mon garçon, dit Straff avec un geste de la main. Tu as une mine affreuse.
Elend resta immobile un moment, puis sortit enfin dans le couloir, soupirant tout bas pour lui-même.
La différence entre eux et toi est là, Elend, songea-t-il. Ces philosophes que tu lis – c’étaient des révolutionnaires. Ils étaient prêts à risquer l’exécution. Tu n’arrives même pas à tenir tête à ton père.
En proie à une grande lassitude, il monta dans ses appartements – où il trouva, curieusement, un serviteur qui l’attendait.
Elend fronça les sourcils.
— Oui ?
— Lord Elend, dit l’homme, vous avez de la visite.
— À cette heure-ci ?
— C’est lord Jastes Lekal, milord.
Elend inclina légèrement la tête. Au nom du Seigneur Maître, qu’est-ce qui…
— Il attend dans le salon, je suppose ?
— Oui, milord, répondit le serviteur.
À regret, Elend se détourna de ses appartements et remonta le couloir. Il trouva Jastes en train de l’attendre impatiemment.
— Jastes ? demanda Elend d’une voix lasse en entrant dans le salon. J’espère que tu as quelque chose de très important à me dire.
Jastes hésita un moment, mal à l’aise, l’air encore plus nerveux qu’à son habitude.
— Quoi ? insista Elend dont la patience était à bout.
— C’est au sujet de cette fille.
— Valette ? demanda Elend. Tu es venu ici me parler de Valette ? Maintenant ?
— Tu devrais faire davantage confiance à tes amis, dit Jastes.
Elend ricana.
— Faire confiance à ta connaissance des femmes ? Sans vouloir t’offenser, Jastes, j’aime autant éviter.
— Je l’ai fait suivre, Elend, lâcha Jastes.
Elend hésita.
— Quoi ?
— J’ai fait suivre sa voiture. Ou du moins, j’ai demandé à quelqu’un de la surveiller aux portes de la ville. Elle ne s’y trouvait pas quand elle a quitté la ville.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Elend, fronçant encore davantage les sourcils.
— Elle ne se trouvait pas dans la voiture, Elend, répéta Jastes. Pendant que son Terrisien présentait des papiers aux gardes, mon homme s’est faufilé pour jeter un coup d’œil par la vitre du véhicule, et il n’y a vu personne.
» La voiture a dû la déposer quelque part en route. C’est une espionne d’une autre maison – on essaie d’atteindre ton père à travers toi. Ils ont créé la femme parfaite pour t’attirer brune, un peu mystérieuse, étrangère à la structure politique ordinaire. Ils l’ont faite d’assez basse naissance pour que ça crée un scandale si tu t’intéressais à elle, puis ils l’ont lâchée sur toi.
— Jastes, c’est ridi…
— Elend, l’interrompit Jastes. Raconte-moi encore une fois comment l’as-tu rencontrée ?
Elend hésita.
— Elle se tenait sur le balcon.
— À ton emplacement préféré pour lire, répondit Jastes. Tout le monde sait que c’est là que tu vas généralement. Une coïncidence ?
Elend ferma les yeux. Pas Valette. Elle ne peut pas faire partie de tout ça. Mais une autre pensée le traversa aussitôt. Je lui ai parlé de l’atium ! Mais quel idiot !
Ça ne pouvait pas être vrai. Il refusait de croire qu’on l’ait dupé si facilement. Mais… pouvait-il courir ce risque ? Il était un mauvais fils, c’était exact, mais pas un traître à sa propre maison. Il ne voulait pas voir tomber Venture ; il voulait la diriger un jour, dans l’espoir d’essayer de faire changer les choses.
Il salua Jastes, puis regagna distraitement sa chambre. Il était trop fatigué pour réfléchir à la politique des maisons. Mais lorsqu’il fut enfin au lit, il s’aperçut qu’il n’arrivait pas à dormir.
En fin de compte, il se leva et envoya chercher un serviteur.
— Dites à mon père que je veux conclure un marché, lui expliqua-t-il. J’assisterai à son déjeuner demain, comme il le souhaite.
Elend hésita, debout à la porte, vêtu de sa robe de chambre.
— En échange, reprit-il enfin, dites-lui que je veux lui emprunter deux ou trois espions afin qu’ils suivent quelqu’un pour moi.